Dès la fin de l’automne 1967 – année marquée par la parution de trois œuvres majeures : De la grammatologie (Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1967), L’Écriture et la différence (Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967) et La Voix et le phénomène (Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1967) –, Jacques Derrida donne, à Paris, à la demande de Paul de Man1, un séminaire pour un petit groupe d’étudiants américains venus des universités de Cornell et de Johns Hopkins2. Le premier de ces séminaires, intitulé « Les fondements philosophiques de la critique littéraire », eut lieu à Reid Hall, 4, rue de Chevreuse, à Paris, en 1967-19683. Le deuxième, qui prit place au Centre culturel américain, 1, place de l’Odéon, en 1969-1970, est celui que nous publions ici pour la première fois.
Ces séminaires suivent de près l’entrée en scène fulgurante de Jacques Derrida lors du fameux colloque de Baltimore en 19664. David Carroll, étudiant à Hopkins en 1966, sera ébloui par le propos de Derrida : « Nous étions en train de découvrir ce qu’était le structuralisme et voilà qu’il mettait en question ce que nous commencions à apprendre. J’ai senti tout de suite que c’était un événement5. » Il participera, par la suite, aux séminaires à Reid Hall et place de l’Odéon ainsi qu’aux deux premiers séminaires que Derrida donnera à Hopkins à l’automne 19686. L’événement « Derrida » devient alors « bouleversement » dont les répliques ne cessent de proliférer :
À Paris […], dans un séminaire que Jacques donnait pour les étudiants de Johns Hopkins et de Cornell sur « Les Fondements philosophiques de la critique littéraire », j’ai commencé à comprendre un tout petit peu mieux ce que j’avais ressenti un an auparavant à Baltimore. Ce séminaire à Paris a bouleversé toutes mes idées […]. Jacques, pour le dire très vite et très mal, a présenté à ceux qui assistaient au séminaire et qui attendaient tout autre chose, ou comme moi, qui ne savaient pas exactement ce qu’ils attendaient, quelque chose de tout à fait nouveau : un mode de questionnement et un type d’analyse double et doublement critique. Il faisait cours chaque semaine, un cours à la fois philosophique et littéraire […]. J’étais bouleversé, nous étions tous bouleversés par le style de Derrida, par sa manière de lire, de poser des questions, d’analyser les textes. Tout était à mettre en question, tout était à discuter de nouveau et autrement. Et pour le faire, il fallait surtout trouver une autre voix, un autre style, une autre écriture. Rien n’était comme avant. […]
Il y aura d’autres séminaires : en automne 68, deux séminaires à Baltimore, et l’année suivante, à Paris, un magnifique séminaire sur « La littérature et la psychanalyse » < sic > […]. [C]’est surtout aux deux séminaires de Jacques qui n’ont jamais été publiés, qu’il avait préparés exclusivement pour nous, une dizaine d’étudiants américains, que je pense le plus aujourd’hui. Ce sont eux dont je me souviens le mieux. Nous étions vraiment des privilégiés7 !
Dans une période traversée de soubresauts, les séminaires « américano-parisiens » de Jacques Derrida occupent une place singulière, une place à part – privilégiée – dans le souvenir de David Carroll. « [P]réparés […] pour nous, une dizaine d’étudiants américains », ces séminaires détonnent dans le milieu universitaire par leur générosité, leur exclusivité. Ce « magnifique séminaire » de 1969-1970, le séminaire que nous présentons ici, avait été préparé pour six étudiants (trois étudiants de Cornell8, trois de Hopkins).
Jacques Derrida avait rédigé un descriptif récapitulatif du séminaire. Celui-ci fut envoyé en bonne et due forme aux chargés d’affaires de Johns Hopkins et de Cornell à la fin de l’année universitaire 1969-1970. Nous citons ici la lettre envoyée à Cornell le 21 juin 1970 :
Chère Madame,
Je voulais […] vous dire quelques mots du séminaire qui s’achève. Il a été consacré, comme vous savez, au problème des rapports entre CRITIQUE LITTÉRAIRE ET PSYCHANALYSE […]. Les deux tiers des séances ont été consacrées à un cours, suivies de discussions actives, sur la problématique proprement freudienne de l’art et de la littérature, puis de ses développements dans la critique littéraire, française notamment, chez les surréalistes, M. Bonaparte, Laforgue, Bachelard, Sartre, Mauron, Richard, Starobinski, Lacan, le groupe Tel Quel, etc. Les dernières séances étaient réservées à des « papers » et à des exposés d’étudiants, suivis, là encore, de discussions9.
Le séminaire de 1969-1970 avait donc pour titre « Critique littéraire et psychanalyse », et c’est ce titre qui se trouve répété à la tête de chaque séance – cinq fois en lettres majuscules –, suivi du numéro de la séance en question. Ainsi la première séance du séminaire a pour titre : « CRITIQUE LITTÉRAIRE ET PSYCHANALYSE (1) » ; la deuxième : « Critique littéraire et psychanalyse (2) », et ainsi de suite, huit fois, jusqu’à « CRITIQUE LITTÉRAIRE ET PSYCHANALYSE (8) ».
Si nous avons inversé les termes du titre, ce n’est pas parce que vous voulions effacer les traces de ce premier énoncé. C’est parce que le premier énoncé se trouve lui-même déplacé, doublé, dédoublé par ce qui se passe « dans le texte », pour reprendre les mots du titre d’un autre séminaire qui sera comme le double de celui-ci10. Ainsi, quoique Derrida renvoie dos à dos l’histoire de la critique littéraire et l’histoire de la psychanalyse dans les premières pages de son séminaire, il passera très vite, pour s’y attarder longuement – le temps de quatre séances ! –, à la « psychanalyse » ou, plus précisément, à l’intervention de la psychanalyse freudienne dans le champ de la littérature et de l’art (Derrida renverra surtout aux textes de Freud antérieurs à 1919-1920). Ce n’est qu’au milieu du séminaire, au début de la cinquième séance, que Derrida enchaîne sur la « critique littéraire », c’est-à-dire sur les « applications » de la psychanalyse à la critique littéraire, en France11 : qu’il s’agisse de la psychanalyse de l’imagination matérielle de Bachelard (cinquième séance), de la psychanalyse existentielle de Sartre et de Merleau-Ponty (sixième séance) ou de la méthode psychocritique de Charles Mauron (septième séance). Dans la huitième et toute dernière séance, Derrida mettra de nouveau l’accent sur la « psychanalyse », lacanienne cette fois-ci. La « psychanalyse » occupe ainsi – de façon à la fois ordinale (les quatre premières séances) et quantitative (cinq séances sur huit) – la première place dans le cours de 1969-1970. D’où notre titre : « Psychanalyse et critique littéraire ».
Mais le titre « Psychanalyse et critique littéraire » a aussi sa justification historique. Même si elle arrive à la fin, la dernière séance du séminaire de 1969-1970, la séance « lacanienne », celle que Derrida consacrera au « Séminaire sur “La Lettre volée”12 », ouvre la voie à tous les travaux ultérieurs de Derrida sur Lacan. Sur le plan historique, cette dernière séance constitue donc un premier pas vers Lacan. Deux ans plus tard, en 1971, dans un séminaire intitulé « La psychanalyse dans le texte », Derrida reprendra tout en la développant13 la huitième séance de « Psychanalyse et critique littéraire ». Enfin, en 1975, cette huitième séance trouvera sa forme finale et définitive dans « Le facteur de la vérité » (essai qui sera repris dans La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà en 1980). Si nous avons accordé la première place à la « psychanalyse », c’est, donc, aussi à titre historique : « Psychanalyse et critique littéraire » aura donné le la au labeur sur Lacan.
Nous notons également deux justifications textuelles. Le séminaire de 1969-1970 se termine, comme le lecteur le remarquera, par une série de notations manuscrites14 dont la première est l’écho du titre que nous avons adopté ici : « Psychanalyse et critique littéraire ». Comme si, en fin de parcours, dans une note adressée à lui-même, Jacques Derrida avait effectivement rebaptisé son séminaire. Deux ans plus tard, dans la première séance de « La psychanalyse dans le texte », les termes seront littéralement intervertis quand, en guise de rappel et pour permettre un certain ajointement avec son nouveau séminaire, Jacques Derrida évoquera la question qui avait motivé son séminaire de 1969-1970. Ainsi, ce n’est plus la textualité du texte littéraire, c’est « l’étendue du problème de la textualité » tout entière dont il sera question en 1971 :
[I]l y a deux ans à Paris, avec certains étudiants de Hopkins qui sont peut-être encore ici, nous avons posé explicitement, systématiquement, mais bien sûr sans l’épuiser, loin de là, la question entre la psychanalyse et la littérature ou la critique littéraire. Je ne veux pas recommencer ici, ce qui ne veut pas dire que ce que nous ferons présupposera ce travail d’il y a deux ans. D’autre part, il me paraît nécessaire d’élargir et de radicaliser la question en considérant toute l’étendue du problème de la textualité, de la psychanalyse « dans le texte » en général, dont la question littéraire n’est qu’une spécification qui y trouve ses conditions de possibilité générale, quels que soient l’irréductibilité présumable et le privilège de cette spécification15.
Dans « La psychanalyse dans le texte », Derrida renvoie donc au séminaire de 1969-1970 qui avait traité de « la question entre la psychanalyse et la littérature ou la critique littéraire », question à radicaliser certes, mais dont la spécificité reste irréductible et privilégiée.
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Or – comble de l’ironie – s’il est une chose sur laquelle Jacques Derrida revient sans cesse dans « Psychanalyse et critique littéraire », c’est la façon dont le discours psychanalytique outrepasse régulièrement la spécificité esthétique vers « une généralité typique, un concept, une loi16 » dont elle ne serait qu’un exemple parmi d’autres. La question de Freud devant l’art en général, et la littérature en particulier, n’a jamais été une question sur la production singulière de l’œuvre, son idiome, les conditions de son « fictionnement17 ». La psychanalyse de l’art et les applications de la psychanalyse à la critique littéraire en viennent toujours à effacer le texte, à le dépasser vers un inconscient « décrit en des termes si généraux […] qu’on n’aperçoit jamais le lien de nécessité entre une structure inconsciente qui pourrait appartenir à toute une classe d’individus et la production singulière d’un texte18 ». La spécificité esthétique est perdue alors même qu’elle est – « prétendument19 » – recherchée.
De même, la question de Freud n’a jamais été une question sur « le signifiant écrit comme tel20 ». La plupart des analyses de Freud, et surtout celles qui traitent de la littérature, comportent des préjugés constitutifs qui leur font « omettre ou réduire ou occulter ou forclore ou dénier l’instance proprement textuelle21 ». Ces préjugés – que Derrida qualifiera de « représentativistes », « thématistes », « sémantistes », « anti-formalistes », « herméneutiques »22 –, hérités de la tradition métaphysique la plus classique, ont tous pour terme une subordination du texte, en son instance formelle ou signifiante, à son contenu. Les analyses freudiennes directement consacrées à la littérature et à l’art outrepassent ainsi la structure formelle, la formation et la forme textuelles, vers ce qu’elles signifient, « veulent dire ». Freud s’intéressera toujours plus au sens, au contenu signifié, au thème, au fond, au vouloir-dire conscient ou inconscient du créateur (Sinn, Bedeutung, Inhalt, Stoff) qu’au mode d’existence de l’objet. Derrida soulignera cet intérêt premier et exclusif pour le sens, ainsi que sa banalité :
[Q]uand Freud déclare, au début du « Moïse de Michel-Ange », qu’il s’intéresse toujours plus au fond qu’à la forme des œuvres d’art, à ce que l’œuvre veut dire qu’à son organisation formelle, cette déclaration est en somme très banale, on la retrouverait chez bien des esprits qui font profession de littérature, qu’ils soient écrivains ou critiques. Elle correspond à une grande structure historique et typique d’un certain rapport à l’art en général23.
Freud déclare qu’il s’intéresse toujours plus au fond qu’à l’organisation formelle, plus à ce que l’œuvre veut dire qu’à sa structure textuelle en quelque sorte. Cette déclaration est en somme très banale, on la retrouverait et à cette époque et aujourd’hui chez bien des esprits qui font profession de littérature, qu’ils soient écrivains ou critiques ou philosophes. Attitude d’ailleurs foncièrement philosophique. Elle correspond à une grande structure historique et typique d’un certain rapport à l’art, mais aussi au texte en général. Qu’est-ce qu’un texte veut dire ? Comment le faire parler ? Voilà la première question qu’on se pose alors24.
Attitude « banale », certes, et qui relève des aveuglements structuraux d’une métaphysique classique, d’une philosophie de la représentation et d’une critique sémantiste ou thématiste.
Toujours est-il que les questions critiques que Derrida sera amené à poser à Freud, quant à l’art et à l’écriture littéraire, ne consisteront jamais simplement à dénoncer cette attitude « banale » et « foncièrement philosophique ». Derrida ne cherchera pas, par exemple, à contrer ce « thématisme » freudien en lui opposant l’instance de la forme, encore moins un formalisme systématique. Bien au contraire : Derrida fera apparaître la complicité du formalisme avec le thématisme. Freud a toujours raison jusqu’à un certain point. Car, à parler de « l’être » du texte, on risque de succomber à un certain objectivisme, un certain ontologisme spéculatif et naïf – à une certaine Ontologie Orientée Objet (d’art) –, « qui consisterait à poser le texte comme un reste, une estance ou une restance, une essence ou une existence en soi25 ». Autrement dit, cette déclaration « banale », que Freud présente dans le style de l’aveu, n’est pas sans « une certaine ingénuité26 ». Ainsi, dans « La psychanalyse dans le texte », Derrida va jusqu’à défendre le désintérêt de Freud pour la forme. Et il n’y va pas par quatre chemins :
[Freud] évite ainsi l’écueil d’un textualisme formaliste, qui se contenterait de décrire ou d’analyser le fonctionnement formel d’un objet fini sans s’interroger sur sa forme, son intérêt, ce qui fait qu’il est là, qu’on s’y intéresse, qu’on y prend plaisir, etc. Ce formalisme ne serait en quelque sorte qu’un renforcement du refoulement : il s’agirait de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir voir ce qu’on a, si je puis dire, à foutre de tout ça : le texte, la littérature, etc.27.
À sa manière, Derrida plaide la cause du père de la psychanalyse.
Mais ce qui magnétise le séminaire de 1969-1970, ce n’est pas le « thématisme » des applications de la psychanalyse à la critique littéraire – quelle que soit son ampleur : « de Freud à Mauron, en passant par Marie Bonaparte, Bachelard, Sartre, Starobinski et Richard28 ». Ce qui magnétise le séminaire, c’est l’« hédonisme29 » de la psychanalyse de l’art, son insistance sur le concept de plaisir (bien que thématisme et plaisir aient partie liée : « ce thématisme est par vocation eudémoniste ou hédoniste30 »). Le point de départ de l’esthétique de Freud n’est pas l’œuvre elle-même mais la conséquence de l’œuvre, l’effet que l’œuvre produit sur celui qui l’engendre et celui qui la reçoit. Pour Freud, la question n’est jamais « Qu’est-ce qu’un objet littéraire ? », mais plutôt « Pourquoi ça fait plaisir ? »31. Selon Derrida, la psychanalyse de l’art – du moins telle qu’elle opère « dans les essais antérieurs à Das Unheimliche (1919) et à Au-delà du principe de plaisir (1920), c’est-à-dire surtout dans la Traumdeutung (1900), Der Witz… (1905), la Gradiva (1906), Der Dichter und das Phantasieren (1907), L’Introduction à la psychanalyse (1916)32 » – ne s’intéresse qu’à « l’en-deçà ou l’au-delà de l’œuvre33 » : soit à l’origine de l’œuvre du côté de l’auteur (scripteur, artiste), soit à la conséquence de l’œuvre du côté du consommateur (récepteur, lecteur). Le plaisir devient le concept fondamental de l’esthétique freudienne.
De manière à la fois éclairante et provocante, Jacques Derrida appellera « première doctrine34 » cette théorie marquée par la toute-puissance du plaisir, le « monisme du principe de plaisir35 ». Au commencement était le plaisir, et le principe de plaisir commandait toute la psychanalyse de l’art : « Tous les concepts, toutes les solutions, toutes les difficultés en dépendent. Les difficultés, les questions irrésolues, les limites avouées ou inavouées rencontrées par Freud ont donc un certain rapport avec le monisme de cette explication, l’unicité du principe de plaisir, l’unique fondement de l’analyse36. » L’art, dans cette phase de la théorie freudienne, est tout entier ordonné au principe de plaisir : « [Freud] analyse l’œuvre en tant que moyen au service du seul principe de plaisir37 ».
C’est ici qu’interviennent les concepts de « plaisir préliminaire » et de « plaisir final », concepts que Freud utilise dans des textes comme Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905)38, « La création littéraire et le rêve éveillé » (1907)39 et l’Introduction à la psychanalyse (1916)40, et que Derrida prend plaisir à analyser. Tous les textes de Freud consacrés à l’art et à la littérature sont commandés par l’hédonisme : entre un plaisir préliminaire (Vorlust) ou une prime de séduction (Verlockungsprämie), bénéfice initial, amorce de la transformation, procuré par une réussite technique et formelle, et un plaisir final et foncier, lié au soulagement des tensions, à la levée du refoulement (Aufhebungslust). Mais il est difficile de savoir si le plaisir tient à la « forme » ou au « contenu ». Est-ce que le plaisir est attaché au travail technique de l’artiste, à ce maniement des moyens dont Freud dit qu’il reste inaccessible à la psychanalyse et inintéressant pour elle ? Ou, au contraire, est-ce que le plaisir naît « de l’économie du sens de l’œuvre, des investissements dans la signification41 » ? Le plaisir est-il lié à une certaine levée du refoulement ?
Il y aurait une certaine hésitation entre plaisir formel et plaisir du fond. Tantôt, dit Derrida, l’hésitation de Freud se transforme en succession (séduction en vue d’une « libération ») et en hiérarchie (plaisir formel éclipsé par une « véritable jouissance »). Dans « La création littéraire et le rêve éveillé », par exemple – texte que Derrida citera plusieurs fois dans « Psychanalyse et critique littéraire » –, le plaisir préliminaire sera effectivement « secondarisé » :
[L]e créateur d’art […] nous séduit par un bénéfice de plaisir purement formel [rein formalen], c’est-à-dire par un bénéfice de plaisir esthétique qu’il nous offre dans la représentation de ses fantasmes. On appelle prime de séduction [Verlockungsprämie], ou plaisir préliminaire [Vorlust], un pareil bénéfice de plaisir qui nous est offert afin de permettre la libération d’une jouissance supérieure [die Entbindung größerer Lust] émanant de sources psychiques bien plus profondes. Je crois que tout plaisir esthétique produit en nous par le créateur présente ce caractère de plaisir préliminaire, mais que la véritable jouissance [der eigentliche Genuß] de l’œuvre littéraire provient de ce que notre âme se trouve par elle soulagée de certaines tensions42.
Autrement dit, la « prime de séduction », la « prime d’appât43 », le « plaisir préliminaire » – le plaisir esthétique lié à la forme, au travail formel de l’artiste ou du poète ou de l’humoriste – est subordonné à « une jouissance supérieure », liée, elle, au contenu, au signifié inconscient, à la levée du refoulement. La déliaison d’un plus grand plaisir – la jouissance proprement dite (der eigentliche Genuß) – vient de ce que des tensions se libèrent dans notre âme.
Tantôt, dit Derrida, l’hésitation de Freud persiste. Car non seulement il est difficile de savoir si le plaisir est attaché à la forme ou au fond mais il est même impossible de trancher : « il faut admettre comme factuelle », écrit Freud dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, « [c]ette incertitude de notre jugement44 ». Ainsi l’argumentation de Freud « joue » (le mot est de Derrida) sur deux tableaux :
Ce concept de « prime de plaisir » est […] aussi décisif qu’énigmatique. On a l’impression que la prime de plaisir ou prime de séduction est à la fois quelque chose qui vient par-dessus le marché, en supplément, après coup et pourtant quelque chose de principiel, de préliminaire, en quoi réside l’essence de l’opération de l’œuvre d’art. […]
Tout se passe comme si l’argumentation de Freud jouait sur deux tableaux. D’un côté, on met la prime de plaisir du côté du supplément, de ce qui vient en plus d’une solution économique (apaisement d’un conflit, détente, etc.) et concerne la « forme » de l’œuvre que le psychanalyste n’a pas à connaître […]. De l’autre, le plaisir, la prime de plaisir, le supplément est au principe de l’œuvre. Celle-ci est produite pour apaiser un conflit, et ce conflit ne serait pas résolu sans elle […]. D’où ambiguïté constante de l’attitude de Freud (impérialisme/modestie) en face de l’art45.
La « prime de plaisir » ou « prime de séduction » : est-ce un supplément additionnel, un supplément qui viendrait en plus, par-dessus le marché, après coup ? Ou est-ce quelque chose de principiel, d’essentiel, quelque chose qui appartiendrait « au principe » de l’œuvre et sans lequel la levée du refoulement (solution économique) n’aurait pas lieu ? Et quelle attitude prendre devant ce jeu du supplément, ce mouvement de la supplémentarité qui finit par jouer les forces de répression ? Freud adoptera deux attitudes contraires. Soit il subordonne le plaisir préliminaire à la loi, plus générale (et non esthétique), du plaisir final lié à une économie du refoulement, à une chute de tension ; il soumet alors l’artiste à une loi qui n’est pas la sienne (d’où son « impérialisme »). Soit il impose à la psychanalyse des bornes bien définies devant l’œuvre ou la chose littéraire : la réussite formelle de l’œuvre, son estimation esthétique restent hors de prise pour la psychanalyse (d’où sa « modestie »).
Si Derrida est perplexe – « tout cela n’est pas encore très clair pour moi46 » –, c’est parce que Freud lui-même reste perplexe. Par exemple, dans Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, texte que Derrida mentionne mais ne cite pas dans « Psychanalyse et critique littéraire », Freud admet comme indécidable (« nous ne savons pas ») la source ultime du plaisir :
Gardons en mémoire ceci : d’une phrase spirituelle nous ressentons une impression globale par laquelle nous ne sommes pas en mesure de séparer la part du contenu de pensée de la part du travail du trait d’esprit47.
Nous avons remarqué plus haut qu’un bon trait d’esprit nous donne pour ainsi dire une impression globale d’agrément, sans que nous soyons en mesure de distinguer immédiatement quelle part de plaisir provient de la forme spirituelle, quelle part provient de l’excellent contenu de pensée […]. Nous nous illusionnons constamment au sujet de cette répartition, nous surestimons une fois la qualité du trait d’esprit par suite de notre admiration pour la pensée qu’il contient, une autre fois à l’inverse la valeur de la pensée à cause du contentement que nous procure son habillage spirituel. Nous ne savons pas ce qui nous donne du contentement et de quoi nous rions [Wir wissen nicht, was uns Vergnügen macht und worüber wir lachen]48.
Nous nous illusionnons constamment ; nous ne savons pas au juste ce qui nous fait rire, ce qui nous fait plaisir. Tout se passe comme si l’argumentation de Freud, en jouant sur les deux tableaux, faisait la part du jeu.
Mais notre rapprochement de la psychanalyse de l’art et du jeu n’a rien de fortuit ici. Comme nous le rappelle Freud dans un passage que Derrida cite, la parenté du jeu et du poétique est déjà inscrite, explicitement, dans la langue allemande :
Le poète fait comme l’enfant qui joue […]. Et la langue allemande, en particulier, a maintenu cette parenté du jeu enfantin et de la création poétique en appelant Spiele (jeux) celles des créations littéraires qui ont besoin de trouver cet appui à des objets palpables et qui sont susceptibles de représentations : on dit Lustspiel (comédie), Trauerspiel (tragédie), et on appelle Schauspieler (acteur) la personne qui les « joue »49.