Préface de Philippe Charlier

Avant qu’Alexandra David-Neel n’entre dans la collection « Terre Humaine », il me fallait aller chez elle, entrer dans son monde, respirer son air, prendre son pouls.

Un matin, j’ai jeté dans mon sac à dos plusieurs livres à la couverture cornée et usée par les kilomètres : Le Sortilège du mystère ; Mystiques et Magiciens du Tibet ; La Puissance du néant ; Le Lama aux cinq sagesses ; Voyage d’une Parisienne à Lhassa. Et puis il y a eu l’avion, de bonne heure, pour Marseille, la voiture, à travers Aix-en-Provence, et la route remontant par Meyrargues, Manosque, Ganagobie, Les Mées. Enfin : Digne-les-Bains, et la maison blanche, un peu en hauteur, sur le bord de l’avenue du maréchal Juin. En chemin, la Durance empierrée de galets gris et son mince serpent d’eau d’un bleu intense m’ont fait penser à ces torrents aux confins du Mustang, alimentés par la fonte des neiges du Toit du monde. Il fait grand soleil ce matin-là, aucun nuage dans le ciel, et un vent fort qui balaie les dernières feuilles encore accrochées aux arbres. Le froid est vif, les volets sont encore fermés. Dans le jardin, on marche sur les marrons, les pommes de pin, et quelques cailloux bruns.

La porte grince et les clés sont rouillées. Dans le hall d’entrée, avec son carrelage des années 20, un miroir (contre les fantômes, à la mode asiatique ?) et des calligraphies aux murs. Des chaises, pour s’asseoir quand on est fourbu après une longue marche. Et des couloirs qui s’enfoncent dans la maison.

Dans la première chambre, il y a d’abord un Bouddha bleu, une Tara verte et un masque surmonté de crânes blancs. Au sol, sur le parquet en bois qui craque au moindre pas, des tapis de Chine, du Népal, du Tibet, effilochés par le temps. Sur la banquette recouverte d’un tissu en poils de yak, au centre, une voussure indiquerait presque la présence du fantôme d’Alexandra David-Neel, la maîtresse des lieux. Des écharpes blanches, bénies par les prières, accrochées aux montants des meubles anciens, pendent jusqu’au sol. Les instruments du rituel tantrique n’ont pas sonné depuis longtemps, sur la table haute en laque rouge : vases en argent repoussé, clochettes de bronze, aiguière pour l’eau lustrale, chapelets en noyaux de fruits, foudre magique, damaru aux deux calottes crâniennes opposées et fémur à la discrète courbure. Dans la pièce du fond, on entend la voix de la femme-lama raconter qu’il en existe différents types, selon que l’os provient d’un ennemi tué spécifiquement (elle insiste sur ce mot), ou récupéré sur le squelette d’une femme enceinte… Et puis il y a cet autel, sur le côté, avec la photographie, en noir et blanc, du fils adoptif, le lama Yongden : un coussin, posé au sol, des livres bouddhiques recouverts de tissus jaunes, orange ou violets, et une statue aux yeux mi-clos, qui médite pour l’éternité. Dans cette pièce, les vitres sont opaques : on pourrait être partout au monde, dans le massif de l’Himalaya, comme au cœur des Alpes de Haute-Provence. Partout, et nulle part. L’impermanence (anitya) et l’éternité à la fois.

 

 

Dans la pièce du fond, je me suis assis au bureau en bois sur lequel elle a écrit la grande majorité de ses ouvrages. À ma gauche, une carte « Tibet and adjacent countries » pliée en quatre et surmontée d’une loupe rectangulaire. Devant, une boîte à trombones (je l’ouvre : des éclats d’oursins, une pilule bleue, de petits cailloux…), et puis des porte-plume, de l’encre Waterman, un numéro du Penguin Book daté de juillet 1956 à son adresse :

 

A. David-Neel Esq.

Samten Dzong,

Route de Nice,

Digne,

France

 

Face à elle, devant ce bureau, une huile sur toile du port de Saint-Tropez, une commode de style Empire, une lampe à pétrole, un semainier, un papier peint floral des années 1950. Et tout autour, des bibliothèques remplies à craquer de livres, de magazines, de revues (des piles entières d’Overseas Weekly, imprimé à Calcutta), de manuscrits. Partout, du papier.

 

Sur le palier, en haut de l’escalier, il y a une malle sur laquelle sont peintes trois lettres : « ADN » (ses initiales). Et le chiffre « 13 ». Elle avait donc au moins treize malles qui l’accompagnaient lors de ses voyages. De quoi ramener des trésors ? Oui, mais pas ceux qu’on croit : Alexandra n’est pas une antiquaire mais une voyageuse. Elle ne rapporte que de petits objets – habituellement offerts – et surtout des livres et des manuscrits. Tel est son plaisir et sa joie.

Au premier étage, je m’assieds sur le lit du lama Yongden. Son lit mortuaire (mais on l’avait placé, pour la photographie post mortem, de l’autre côté de la petite pièce, loin de la lumière, dans un renfoncement devant la grande armoire). Sa petite table est toujours là, avec son matériel d’écriture, ses boîtes à tabac, son peigne en corne, et sa montre arrêtée à 12 h 15. Près de la fenêtre, un miroir à trois pans, un blaireau, quelques rasoirs, deux bassines et un broc d’eau pour la toilette. Dehors, le vent tournoie et les feuilles mortes et sèches font un vacarme épouvantable. Les marronniers sont nus, on voit la montagne de l’autre côté de la rivière, avec les villages accrochés aux flancs escarpés, comme dans l’Himalaya, un grand bâtiment horizontal (l’ancien hôpital), en se penchant sur le petit balcon on devinerait le vieil hôtel Ermitage, l’immense collège Gassendi et la gare (avec son train quotidien pour Nice). Au papier peint de roses entrelacées pendent deux tangkas figurant des lamas. Sur une chaise en bois clair, la chemise blanche de Yongden, ses bretelles, et un sac en cuir. Au-dessus, sa veste grise pendue à deux clous. Dans le miroir posé sur la commode, il me semble que je pourrais voir le reflet de cet homme, sortant de sa chambre pour aller lire ou méditer.

 

Plus loin dans le couloir, deux pièces qu’elle ne quittera plus jusqu’à la fin, ses rhumatismes l’empêchant dorénavant de monter et descendre l’escalier : son bureau, avec la lumière qui rentre de la terrasse par l’étroite porte-fenêtre ; sur la table de bois peint en vert – la peinture est usée et écaillée là où se posaient ses bras et ses mains – une lettre de Marguerite Yourcenar, datée du 16 janvier 1969. Je m’assieds sur la chaise en osier d’Alexandra, qui craque un peu, et lis le courrier, à l’en-tête de l’hôtel Le Pigonnet, relais de tourisme 4* à Aix-en-Provence :

« Madame,

Ayant beaucoup lu et beaucoup admiré vos livres, dont la résonance au cours des années n’a fait qu’augmenter en moi, je ne veux pas me trouver si près de vous sans vous saluer au moins par écrit, et vous remercier pour le grand exemple d’énergie et d’audace intellectuelle que vous nous avez donné.

Je serai ici jusqu’au 31. Si vous vouliez m’accorder un moment à Digne, je tâcherai de m’y rendre au jour que vous me fixerez. Mais je me rends compte qu’il vaut mieux sans doute ne pas vous déranger dans cette solitude que vous avez si bien choisie, et qu’il est préférable de vous exprimer par écrit mon admiration.

Je vous signale que mon ami Gabriel Germain, qui a consacré plusieurs années de sa vie à l’étude du bouddhisme, vient de publier au Seuil un ouvrage intitulé Le Regard intérieur, dans lequel il parle brièvement, mais fort bien, de votre œuvre.

Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes sentiments les meilleurs,

Marguerite Yourcenar1. »

Sur le bureau, il y a aussi un petit calepin daté de 1966 (un crayon à papier est glissé au 16 mars), un atlas de géographie universelle surmonté d’un dictionnaire d’anglais et d’un galet tout blanc en forme de cœur. Sur la table de travail, à main gauche, en métal bleu, une lampe d’appoint et quelques papiers couverts de son écriture déformée par les rhumatismes.

Dans les bibliothèques, tout autour, une collection complète de « Que sais-je ? » (toujours cette quête absolue de connaissance), une dizaine de volumes des Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris et du National Geographic, et des livres (occidentaux et tibétains). Au mur, cloué sur le papier peint – des roses, encore – il y a un calendrier publicitaire de l’année 1969 (« J.-P. Grangier, Photo, ciné, son à Digne ») ; la date du 8 septembre est entourée au stylo Bic, avec ces mots : « Mort d’Alexandra ». C’est l’écriture de Marie-Madeleine (surnommée « la tortue »), celle qui, pendant les dix dernières années de vie de « Madame », s’est occupée d’elle matin, midi, soir et nuit. C’est aussi elle qui tape ses courriers et ses manuscrits à la machine à écrire.

Et puis il y a dans la pièce d’à côté, l’ancienne salle de bains reconvertie en chambre à coucher sur la fin de son existence, avec une sorte de lit de camp métallique, un fauteuil recouvert d’un drap blanc avec un traversin jaune cramoisi, et une table de travail. Ce fauteuil, je ne m’y assieds pas : Alexandra y est morte. Ou plutôt, désincarnée. Sur le lit, près de l’oreiller (où elle ne parvenait plus à dormir, les derniers jours), il y a trois sonnettes pour la lumière et pour appeler Marie-Madeleine. Il y a un mot d’elle, d’ailleurs, posé près de la lampe : « Je suis sortie. Le café est sur votre table. Tortue ».

Cette table bloque le passage d’une porte à la triste réputation : la nuit où Yongden est mort, Alexandra a entendu frapper plusieurs coups à cette porte, mais elle n’a pas ouvert, pensant qu’il s’agissait d’esprits malfaisants. À la suite, elle a considéré le passage comme de mauvais présage, néfaste, malsain, et en bloqua l’accès de cette façon. Plus personne ne l’a franchi, depuis.

 

Enfin, la dernière pièce, tout en haut. Vide, nue. Baignée de lumière par deux fenêtres ouvertes sur les frondaisons et la vallée. La chambre de méditation. C’est la fin de l’après-midi, et je suis assis sur le sol, dans un coin, dos au mur sur le parquet qui craque à chaque mouvement. La porte est fermée et je n’entends que le vent qui tournoie autour du gyaltsen doré placé au sommet du toit2, ma respiration et les battements de mon cœur. Les ombres portées des branches d’arbres poussent à la rêverie. Les odeurs de cire, aussi (il manque celle de l’encens). Où se tenait-elle, dans ce carré de moins de trois mètres sur trois ? Face à la lumière étincelante ou face aux murs d’un blanc pur ? Forcément au centre de l’espace, prêtait-elle attention aux bruits du dehors ?

Pourquoi s’établir ici ? Peut-être d’abord pour la lumière : c’est celle de l’Himalaya. Éclatante, aveuglante, d’une pureté cristalline. Et puis il y a ces villages accrochés aux flancs des montagnes comme ceux du Népal ou du Tibet, les sommets enneigés, au loin, de l’Estrop – 3 000 mètres –, les eaux de la Bléone, d’un bleu-gris profond aux berges caillouteuses comme les torrents du Zanskar ou du Bhoutan.

Quand elle achète cette maison – alors un simple cabanon, au cœur d’un terrain de 15 000 m2 –, Alexandra David-Neel est isolée, loin de la ville, sur le bord de la route de Nice, alors non goudronnée. Il n’y a ni eau ni électricité. C’est elle qui fait venir le téléphone. Elle traverse la route pour aller boire du thé au café Bléone, établi presque en même temps qu’elle.

La maison a été habitée de 1928 à 1969, mais par intermittence. D’abord, elle repart très vite en Asie, pour une dizaine d’années. Puis les murs sont occupés pendant la Seconde Guerre mondiale : une famille française s’y installe. La maison aurait ensuite été pillée. À son retour d’Asie, il faut tout remettre en place, que la vie reprenne son cours. Elle reçoit peu, souvent à contrecœur, préférant la solitude du travail, de l’écriture et de la méditation.

 

Seule, vraiment ? Alexandra aurait pu croiser Giono, établi à une soixantaine de kilomètres d’ici, dans sa maison de Manosque, féru de cultures extra-européennes. Elle correspond avec Maria Borrély, également établie à Digne : résistante, écrivain (quatre ouvrages chez Gallimard, dont Les Mains vides et Le Dernier Feu), végétarienne et bouddhiste (sur la fin de sa vie). Elle correspond avec un bouddhiste occidental de Draguignan, à qui elle dispense deux conseils fondamentaux : solitude et travail. Le soir, périodiquement, mais de moins en moins, elle se rend en tenue, dans une des loges de la ville ; affiliée au Droit Humain, montée jusqu’au 30e degré de l’initiation maçonnique, elle écrit aussi dans La Fronde, « Journal absolument éclectique, porte-parole de tous les partis féministes », aux côtés de Lucie Delarue-Mardrus, Germaine Dulac et Renée Vivien.

Dans les armoires, ses tenues de cantatrice, et d’innombrables objets de jeunesse : Alexandra ne jette rien, se révèle très matérialiste… ce qui est assez surprenant quand on prêche le détachement. Mais elle n’est pas à un paradoxe près.

Quand elle fait ses longues marches méditatives dans la montagne ou sur les chemins de traverse, il lui arrive souvent de ramasser des pierres, mais elles sont à son image, simples, rien de spectaculaire ni d’ostentatoire : des galets roulés et polis par les eaux, pas de quartz. Comme les bijoux qu’elle porte autour du cou, d’une extrême simplicité ; jamais de turquoise, de cornaline ou de corail.

 

Marie-Madeleine Peyronnet a été la gardienne du temple (elle est morte il y a quelques mois), mais elle a péché par omission : elle a expurgé la correspondance intime d’Alexandra (pour protéger sa réputation, faisant oublier, par exemple, sa carrière initiale de cantatrice3… classiquement associée à une vie dissolue). Elle a donné toutes les enveloppes à ses amis collectionneurs de timbres – privant les chercheurs du nom de ceux qui écrivaient à Alexandra David-Neel des courriers désormais anonymes.

Celle que Romain Rolland avait prise pour une espionne, est fréquemment présentée comme « anarchiste ». Elle est surtout et avant tout féministe. Pour preuve ce courrier qu’elle envoie le 24 mai 1929 à l’Institut de la culture bouddhique de l’Académie des Sciences [de Russie ?], dans lequel elle fait part de son point de vue très tranché sur la question :

« Je voudrais pouvoir me documenter sur la situation nouvelle faite aux femmes depuis la révolution, sur les territoires de l’URSS. Je désire connaître la législation régissant le mariage, le divorce, les droits respectifs des parents sur les enfants, les œuvres d’assistance aux mères. Voir ce qui est fait pour l’éducation des enfants, surtout des filles. De nombreux livres ont été écrits sur la Russie nouvelle. Je n’en connais pas qui soit exclusivement consacré aux femmes et je désire en écrire un.

Je me suis beaucoup occupée de féminisme autrefois. Hélas, la France est, à ce sujet, l’un des pays les plus arriérés. Les femmes en sont bien un peu responsables, beaucoup d’entre elles sont des ennemies acharnées de l’affranchissement de leur sexe. Il peut être utile de leur montrer l’exemple d’autres femmes qui ont conquis leur indépendance4. »

Les archives d’Alexandra David-Neel sont loin d’avoir été toutes dépouillées, leur inventaire est toujours en cours, et devrait durer encore longtemps. C’est dire qu’il y a beaucoup à découvrir dans ces innombrables cartons gris. Longtemps inaccessibles, ces archives s’ouvrent désormais à la communauté des chercheurs au gré du dépouillement qui poursuit son cours jour après jour. Récemment, on a mis la main sur le programme quotidien auquel elle s’astreignait de façon très régulière :

Lever :

5

Toilette :

5-6

M[éditation] :

6-75

Sanskrit :

7-8

Déjeuner :

8

Travail :

9-12

Repas :

12

Divers :

Après-midi

Repas :

7

Correspondance

Coucher :

9

Après la mise au jour d’un manuscrit inédit sur le moine Milarépa6, voilà qu’un ouvrage considéré comme perdu a récemment été retrouvé : Souvenirs d’une Parisienne au Thibet. Un livre tiré à seulement à dix exemplaires (numérotés en caractères chinois), imprimé à Pékin en 1925 sur papier coréen. La couverture est rouge, légèrement cartonnée. Il y a des gravures en eaux-fortes. Cet ouvrage est le premier jet d’un écrit qui sera plusieurs fois retravaillé. Il nous dit tout, et très naturellement, de la façon avec laquelle Alexandra David-Neel envisage le pèlerinage vers la ville sainte et interdite du bouddhisme himalayen, ses péripéties, sa part de réalité et d’imaginaire (de fantasme), ses épreuves, ses révélations, ses surprises, ses échecs, ses dépassements, ses rencontres, ses apprentissages, ses échanges, ses transmissions, ses découvertes.

Cette invitation au voyage de Lhassa est autant une leçon de vie qu’une leçon de choses. La version initiale d’un testament philosophique et spirituel. Sa place était naturellement dans la collection « Terre Humaine », au milieu d’autres textes majeurs et inspirants.